lundi 1 juin 2015

Les choix narratifs

J'ai souvent l'impression qu'un récit efficace dépend de son narrateur. Ou plutôt, j'en ai la conviction.

Attention, je n'ai pas dit auteur, pas dit personnage : narrateur.

Avant toute chose, l'idée de ce billet m'est venue à la lecture d'une série de romans qui, bien que revêtant un intérêt certain, m'ont laissé sur ma faim. Il s'agit d'une trilogie québécoise dont je tairai à la fois le titre et l'auteur - mon idée n'étant pas de faire de la critique - mais qui m'a à la fois fasciné et agacé.

Je fais une pause ici - juste au cas où l'auteur de ces livres lirait ces lignes et s'y reconnaîtrait - afin de souligner le fait que, d'ordinaire, je jette les livres que je n'aime pas au bout d'une quarantaine de pages et que j'ai terminé ces trois livres. C'est tout dire! J'en ai saisi l'intérêt, goûté le plaisir... mais n'ai cessé de me demander "pourquoi ce je?"

Trois romans. Les trois écrits à la première personne, mais qui ont eu le malheur de sonner creux à mon oreille. Trois histoires intrigantes, trois univers déstabilisants, trois fois cette sensation d'inassouvissement. Une seule constante : un choix narratif qui ne remplit pas ses promesses.

Je m'explique.

De la narration à la première personne, on est en droit de s'attendre à une véritable valeur introspective, que le narrateur soit à la fois le contenant et le contenu du récit. En effet, si le texte est focalisé à l'intérieur du corps-même du narrateur, l'intérêt n'est plus à l'action à proprement parler, mais à l'affect, au corps, à l'esprit du locuteur. Du moins, il me semble. Une focalisation interne sur un personnage (j'emprunte ici les concepts définis par Gérard Genette dans Figures III) doit permettre l'accès à la chair, sinon à quoi bon? Dans le cas d'une narration à la première personne (que Genette qualifie d'autodiégétique) le narrateur est à la fois le locuteur et le sujet. Chaque mot qu'il produit, chaque phrase doit être vécue par lui comme s'il résonnait en chaque partie de son corps. Le texte est incarné, vécu. L'auteur qui emprunte cette voie doit teinter son récit des perceptions de son narrateur, de son vécu, de ses états d'âme. Pour ce faire, il doit se plonger dans un état d'esprit qui le sort de lui-même et lui fait emprunter la conscience et le corps d'un autre (posture schizoïde s'il en est une!). L'état est éprouvant. Notons cependant que tous les aspects de la vie n'ont pas la même résonance et qu'ils n'exigent pas tous qu'on leur accorde la même attention ni qu'on les vive avec la même intensité. N'empêche que l'auteur d'un texte à la première personne ne peut se permettre de se servir des yeux de son personnage comme d'une simple caméra. Ce faisant, il se passerait de la force propre à son choix narratif. Ce serait amputer le texte d'une grande partie de son efficacité.

En somme, il ne suffit pas qu'une histoire soit écrite au "je" pour qu'elle devienne intéressante. Ce "je" doit être à la fois l'origine et la fin.

D'autre part, une narration à la troisième personne (focalisation externe sur un ou plusieurs personnages, toujours selon Genette) permet d'orienter le texte davantage sur l'action. Ici, aucune nécessité de se camper dans la tête ou dans la chair du personnage, bien que la possibilité en soit toujours présente. Narrer à la troisième personne permet de varier les effets de focalisation. Le narrateur externe, que nos manuels scolaires présentent souvent sous le vocable omniscient, procède parfois, par intrusion, à une focalisation interne sur les personnage et emprunte leur point de vue à loisir, de façon très claire et marquée ou selon l'usage de faux-fuyants plus subtils.  Il peut sauter d'un personnage à l'autre sans risquer de nuire à la cohérence du texte. Il offre la possibilité de la multiplicité des points de vue, de l'ellipse, des mouvements dans le temps, bref d'un éventail d'effets stylistiques à produire.

Puis, il y a la narration à la seconde personne, qui produit un effet intéressant. Plus rare, l'usage du "tu" ou du "vous" (qui présuppose toujours un "je"!) instaure un effet de dialogue entre le texte et le lecteur qui peut produire son lot de situations intéressantes. Je pense ici aux différentes formes épistolaires, mais également à certains romans, notamment La chute, de Camus.

Je reviens à ces trois livres à l'origine de ce billet. À mon sens, leur seul défaut (mais il est majeur!) réside dans un mauvais choix de la personne de la narration. Ils sont à la première, ils auraient dû être à la troisième. Je le répète : tout y est. De l'intrigue bien ficelée au contexte choisi en passant par l'ambiance déstabilisante qu'ils recèlent : rien n'y manque. Sauf la promesse non tenue d'une véritable introspection qui aurait permis au lecteur de participer à la folie des personnages et de véritablement l'éprouver. Bien sûr, on y va. On pénètre dans ces êtres troublés, mais on n'en creuse pas la surface. Pas suffisamment à mon humble avis et c'est ce qui les empêche d'être de grands livres.

Plusieurs auteurs de ma connaissance n'entament jamais l'écriture d'un livre sans avoir défini au préalable les moindres détails de leurs personnages ou de leur univers. Pour ma part, tout débute par un concept narratif précis qui balisera le récit. Selon moi, chaque histoire commence d'abord par un choix formel fondamental: celui de la narration. S'ensuit l'univers, puis les personnages.

Puisque le narrateur assure la constance dans le texte en y jouant le rôle de locuteur, il est fondamental, dans ma vision de la chose littéraire, de lui accorder toute l'attention que son choix nécessite. Ce n'est pas une décision qui peut être prise à la légère. Il s'agit de l'épine dorsale de l'oeuvre. En outre, il ne suffit pas ne narrer à la première personne pour créer l'effet qu'exige la narration autodiégétique. Il faut que le texte soit porté par cette voix, qu'il devienne cette voix-chair qu'on a choisi de faire entendre. Sinon, c'est que ce choix est le mauvais et qu'il sera impossible d'en effacer l'amertume des promesses non tenues. 

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