mercredi 5 novembre 2014

Ah! Écrire...

Nicolas Journet, journaliste au magazine Sciences Humaines s'est penché sur la question de l'écriture dans un article très intéressant, que vous pourrez lire en suivant le lien en bas de ce billet, et qui a suscité en moi ces réactions.

Écrire est un art qui comporte son lot de difficultés intrinsèques. C'est vrai, j'en fais moi-même régulièrement les frais. Combien de fois ai-je abordé la question sur ce blogue? Mais, ne vous en déplaise, j'y replonge.

Contrairement aux arts picturaux, à la musique ou à la dance, l'une d'elle est contenue dans le fait que le processus ne se situe pas dans l'instantanéité. En effet, le mouvement, le son, la patine qu'on étend sur la toile se conçoivent dans l'espace et le temps au moment même de leur production. Le sculpteur travaille une matière malléable, le photographe croque des instants. Les résultats et les avancées sont perceptibles tout de suite.

Mais l'auteur de fiction?

Il y a une disjonction temporelle qui n'existe pas ailleurs entre l'acte d'écrire et le résultat. Bien sûr, on pourra toujours quantifier le nombre de mots écrits par séance et se dire que, ça y est, aujourd'hui on a avancé, mais le fait est que, au fond, on n'en est pas si certain. Pourquoi? Parce que la matière même de l'ouvrage implique un travail dans l'abstraction complète et que cette matière relève du monde du concept davantage que de celui de l'espace et du temps. L'histoire, le récit devrais-je plutôt dire, comporte elle-même ces deux notions, mais de manière latente, en attente d'être activées postérieurement par la lecture. En clair, lorsqu'il accomplit l'acte d'écrire, l'auteur est hors du temps et de l'espace, il doit s'en défaire au profit du texte qu'il produit et qui produira à son tour l'espace et le temps où l'oeuvre pourra s'actualiser. Ce n'est que lorsqu'il se lit qu'il peut prendre acte de son travail. Bref, écrire, c'est surtout lire.

Journet cite Jules Renard, qui affirmait qu'écrire "est une façon de parler sans être interrompu". Eh bien, si cette phrase revêt un charme certain, elle ne pose pas une nuance essentielle à mon sens : il y a écrire et écrire de la fiction. Dans le premier cas, l'idée de Renard s'avère juste. Si j'écris une lettre, je mène un monologue. Mon discours est dirigé dans un sens unique où aucun interlocuteur ne peut intervenir. Dans l'écriture de fiction, la question se complexifie déjà. En effet, l'écriture de fiction n'est pas un monologue, mais un soliloque, un discours qui n'est adressé à personne. Il est présomptueux de croire qu'on puisse écrire de la fiction pour quelqu'un d'autre. Au moment d'écrire, l'auteur ne se situe pas dans un schéma communicationnel standardisé où il produit un message destiné à un lecteur défini et précis. En fait, le message qu'il produit, il se le destine à lui-même. L'auteur de fiction est à la fois émetteur et récepteur des mots qu'il émet. Il s'agit là d'une posture difficile à tenir et productrice d'un sentiment lourd de solitude. L'acte d'écrire, pour l'auteur de fiction, place le locuteur dans une position proche d'une pathologie paranoïde-schizoïde (l'idée vient d'Anzieu ou d'Ehrenzweig, je ne me souviens plus trop). En somme, ça n'a rien de rassurant.

Dans le langage oral, on trouve la gestuelle, la tonalité de la voix, dans la peinture, il y a la texture, la couleur, les formes. Dans la danse, le mouvement et dans la musique les sons. L'art, en général, se nourrit du contexte dans lequel il se réalise. Il en va de même dans l'écriture communicationnelle. Une date, une entête, le nom d'un destinataire fournissent un contexte qui module la communication. 

Pas l'écriture de fiction. 

Ici, il n'y a que des idées, rien d'autre. Et cette posture schizoïde aux limites du soutenable. Mais c'est justement dans cette apparente limite que réside la force de l'écriture. Celle-ci se vit hors-contexte et ne peut compter que sur ses propres forces. Mais ces dernières sont énormes. En effet, puisque le matériau de base est le mot et que celui-ci engendre du concept, chaque mot devient une arme, un atout à mobiliser au profit de l'oeuvre. Les mots employés par l'auteur, le lecteur se les approprie à son tour pour bâtir sa propre représentation de ce qu'il lit. En dehors de cette puissance évocatrice du langage, rien n'existe. Parce que la lecture est nécessairement modulée par le choix des mots employés (c'est un euphémisme!) et que, si les images que le lecteur fait naître viennent de lui, c'est à l'auteur qu'incombe la tâche d'évocation qui les lui fera produire. Le texte fictif devient une bulle où naît un univers à mi-chemin entre celui imaginé par l'auteur et celui qu'imagine le lecteur. Et c'est là, dans les procédés stylistiques, dans le jeu de cache-cache, dans les sauts dans le temps et les non-dits que la magie opère et que le texte devient art.

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