lundi 20 juin 2016

Des nouvelles de ma nouvelle

Samedi dernier avait lieu la toute première journée des librairies indépendantes, un événement pour mettre en valeur les librairies de quartier. La librairie L'Exèdre de Trois-Rivières m'a gentiment invité à passer la journée avec sa libraire et ses clients. Outre une séance de dédicaces, je devais y écrire une nouvelle selon un thème suggéré par un client, qui s'est avéré être une cliente. Le thème qu'elle a suggéré? La justice.

Voici ce que ça a donné. C'est un premier jet, mais bonne lecture quand même!



Trois balles et une odeur de poudre


Les portes du saloon grinçaient encore sur leurs gonds et la poussière n’était toujours pas retombée. Les corps, quant à eux, l’avaient fait et ils gisaient immobiles dans la flaque poisseuse qui se répandait et déjà les unissait l’un à l’autre.
Trois balles.
C’est tout ce qu’il aura fallu.
Et une odeur de poudre brûlée.
Dans les rues de Twinn City, le sable rougeâtre se soulevait en tourbillons dans les bourrasques. Mais personne ne bougeait. Personne ne marchait. Personne ne vivait. En fait, il n’y avait plus que des fenêtres placardées pour témoigner de cette ville morte et abandonnée aux vautours.
Il s’appelait Justice Perry, elle s’appelait Liberty Knowles et leur sort s’était scellé dans la paille d’une écurie découpée en noir sur l’horizon d’une nuit étoilée le soir de ses noces. À elle.
On l’avait mariée – pas de force, mais presque – à Salomon Gallister, le propriétaire du dernier ranch encore viable de cette communauté exsangue. Quelques vaches faméliques y étaient occupées à brouter l’herbe éparse quand le père de la jeune femme, un homme hirsute aux dents rongées par le tabac à chiquer, s’était présenté sur le perron de la maison de planches.
- Prenez-la, je n’ai plus de quoi la faire vivre ni de place dans mon wagon. Je pars.
Il avait craché le sirop sombre en visqueux de sa salive par-dessus son épaule, puis avait repris :
- Vous devriez en faire autant et laisser au Diable ce fourneau oublié du Bon Dieu. Faites-en ce que vous voudrez.
Puis, il avait tourné les talons, avait regagné le siège de sa charrette et, d’un claquement de fouet, s’était éloigné sans se retourner dans un nuage de poussière.
Salomon avait décidé d’en faire sa femme; Liberty Gallister, cela sonnait bien.
Faute de pasteur sur place, l’éleveur avait fait parvenir une missive au révérend Carson Brown, dont il avait entendu dire qu’il se trouvait dans une des communautés voisines, et invité les quelques habitants encore enracinés à cette terre sèche. La plupart n’avaient pas répondu, occupés qu’ils étaient à empaqueter leurs affaires en vue d’un départ prochain.
En lisant les noms sur les faireparts, le cœur du jeune Perry s’était arrêté une première fois. C’est qu’il connaissait la fille depuis longtemps déjà et qu’il avait pleuré à s’en assécher les veines quand il avait appris qu’elle partirait. Il la croyait sienne, bien qu’aucun vœu n’ait jamais été échangé à cet égard, mais elle s’était toujours laissée bercer par les poèmes maladroits qu’il lui glissait à l’oreiller quand il lui parlait d’elle. Il vivait le deuil de son départ, donc, et la pensait déjà loin. Sachant désormais qu’elle allait se marier à quelques enjambées de Twinn City, il avait décidé, sans trop savoir ce qu’il allait y faire, d’être le témoin muet et résigné de cette cérémonie où les destins s’uniraient.
Elle l’avait aperçu en marchant vers l’autel en planches brutes assemblé pour l’occasion et sis entre la maison et l’écurie. Il prenait place à droite de l’allée que la douzaine d’invités bordait, dardés par le soleil descendant, et il lui avait jeté un regard qui signifiait « ne fais pas ça ». Elle lui avait renvoyé le sien, l’air de dire « je n’y peux rien ».
Le soleil baissait déjà sur l’horizon lorsque le révérend Brown leur avait demandé d’échanger leurs vœux. Il avait dit oui. Elle aussi.
Perry s’était éloigné de la fête — sans pour autant la déserter — et se tenait en retrait tandis que les convives avides dépeçaient des steaks au fond d’assiettes en fer blanc. Liberty se bouchait les oreilles et détournait les yeux pour éviter d’entendre le grincement strident des couteaux et des fourchettes sur le métal et de voir. Le sang.
Les gens, surtout des hommes malpropres dont les habits étaient couverts de poussière, s’empiffraient aux frais de Salomon Gallister, buvaient et riaient, se levaient, levaient leurs verres à la santé des mariés. Les assiettes vidées, un joueur de banjo avait entrepris de divertir l’assistance. Tous s’étaient mis à taper du pied.
Tous sauf Liberty Knowles, la mariée.
Sans trop en avoir l’air ou même sans le savoir, elle s’était détachée du groupe. Avait retrouvé Justice. Il lui avait demandé « pourquoi tu as fait ça » et elle avait répondu, en fixant la terre rouge et sèche, qu’elle n’en savait rien, qu’elle n’avait sans doute pas eu d’autre choix. Des larmes avaient coulé  dans les yeux de Justice Perry : « tu aurais toujours pu rester avec moi ».
Puis, il y avait eu un silence où même le son du banjo n’arrivait pas à s’immiscer. Déjà, le soleil avait disparu à l’horizon et l’écurie se découpait en bleu sous les étoiles qui s’allumaient une à une.
Liberty avait glissé ses doigts dans la main de Justice et, sans dire un mot, l’avait entraîné derrière elle dans l’écurie où ils avaient froissé leurs vêtements, leur peau, la paille.
Il faisait déjà noir quand Salomon Gallister avait fait taire le banjo et avait annoncé qu’il était temps que tous rentrent chez eux et que lui et sa femme se retirent dans leurs quartiers. Il y avait eu un silence lourd, un silence à couvrir de neige cette contrée désertique, quand tout le monde avait réalisé qu’il n’y avait plus aucune trace de l’épousée.
Dans l’écurie, le silence qui s’était soudainement installé à l’extérieur avait fait comprendre à Justice et Liberty qu’il était temps pour eux de remettre leurs vêtements, que leur lune de miel avait déjà trop duré et qu’ils devaient quitter sans tarder. Quand Justice Perry avait demandé « pour aller où? », Liberty Knowles avait répondu : « À la ville, il n’y a nulle part d’autre où aller ».
Ils avaient parcouru à pied sous les étoiles de cette nuit sans lune le chemin qui les menait vers leur destin. Main dans la main, mais perdus dans leurs pensées. Sans parler. Mais, quand, au bout d’un long moment de réflexion, il avait fini par laisser échapper que « c’est à la ville que Gallister cherchera à te trouver en premier », elle avait interrompu sa marche, l’instant de poser la main droite sur le cœur de son amant; et, juste au avant de coller sa bouche sur ses lèvres, elle avait chuchoté : « si c’est le cas, tu n’auras qu’à l’abattre, mon amour ». Il avait alors glissé ses doigts tremblants le long de sa hanche pour vérifier la présence de son Colt, ce six coups qui ne lui avait jamais servi qu’à tuer des serpents.
Le soleil se levait sur Twinn City quand vautours et corbeaux avaient entendu raisonner les fers du cheval de Salomon Gallister dans la ville. Il cheminait à pas lent, sa Winchester sur l’épaule et scrutait du regard chaque façade à la recherche des traces de l’épouse dérobée. La poussière accumulée sur les marches en bois gris du saloon était moins épaisse qu’ailleurs.
Il mit pied à terre.
Il comptait laver dans le sang l’affront qu’il venait de subir.
Il les trouva, Justice et Liberty, réfugiés au fond de la salle abandonnée. Droits comme des piquets. Enlacés l’un à l’autre, terrorisés et tremblants. Immobiles. Perry dégaina. Mais ne tira pas, incapable de viser tant sa main tremblait. Gallister les mit en joue et s’avança lentement, son œil fourbe fixé sur eux. Les gonds des portes battantes couinaient comme un porc qu’on égorge.
Liberty, dans un geste de désespoir, tenta d’arracher l’arme des mains de Justice. Son geste déclencha la détente du Colt et un coup fut tiré. En l’air. La balle se logea dans une poutre du plafond. Et les corps firent un demi-tour.
Gallister sursauta et, à son tour, fit feu. Son projectile atteignit le dos de Justice Perry, lui fractura deux côtes et lui arracha ventricule gauche avant de sortir de sa poitrine et de terminer sa course dans le cœur battant de Liberty Knowles. Les deux amants furent projetés au mur par la force de l’impact et s’affalèrent, l’un sur l’autre sur le plancher poussiéreux, leurs mains enlacés autour de la crosse nacrée du revolver. Les yeux de Justice s’éteignirent dans les prunelles de Liberty, où il put entrevoir, avant de sombrer pour de bon, la silhouette de Salomon Gallister derrière le trou fumant de la pointe de son arme.
Le troisième coup retentit et fit ployer les genoux de Salomon. Le Colt avait cette fois atteint sa cible. Dans son dernier souffle, Liberty Knowles avait activé la gâchette un peu au hasard et la balle, comme dirigée par quelque force invisible — la justice ou que sais-je — avait éclaté le crane de Salomon Gallister dans une pluie de pétales rosées.
Et ce fut le silence.
Les portes du saloon grinçaient encore sur leurs gonds. La poussière n’était toujours pas retombée. Trois balles et une odeur de poudre, c’est tout ce dont il aura suffit pour écrire dans le sang l’histoire de Salomon, Liberty et Justice. Puis l’oublier.


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