Voici ce que ça a donné. C'est un premier jet, mais bonne lecture quand même!
Trois balles et une odeur de poudre
Les portes du saloon grinçaient
encore sur leurs gonds et la poussière n’était toujours pas retombée. Les
corps, quant à eux, l’avaient fait et ils gisaient immobiles dans la flaque
poisseuse qui se répandait et déjà les unissait l’un à l’autre.
Trois balles.
C’est tout ce qu’il aura fallu.
Et une odeur de poudre brûlée.
Dans les rues de Twinn City, le sable
rougeâtre se soulevait en tourbillons dans les bourrasques. Mais personne ne
bougeait. Personne ne marchait. Personne ne vivait. En fait, il n’y avait plus
que des fenêtres placardées pour témoigner de cette ville morte et abandonnée
aux vautours.
Il s’appelait Justice Perry, elle
s’appelait Liberty Knowles et leur sort s’était scellé dans la paille d’une
écurie découpée en noir sur l’horizon d’une nuit étoilée le soir de ses noces.
À elle.
On l’avait mariée – pas de force,
mais presque – à Salomon Gallister, le propriétaire du dernier ranch encore
viable de cette communauté exsangue. Quelques vaches faméliques y étaient
occupées à brouter l’herbe éparse quand le père de la jeune femme, un homme
hirsute aux dents rongées par le tabac à chiquer, s’était présenté sur le
perron de la maison de planches.
- Prenez-la, je n’ai plus de quoi la
faire vivre ni de place dans mon wagon.
Je pars.
Il avait craché le sirop sombre en
visqueux de sa salive par-dessus son épaule, puis avait repris :
- Vous devriez en faire autant et
laisser au Diable ce fourneau oublié du Bon Dieu. Faites-en ce que vous
voudrez.
Puis, il avait tourné les talons,
avait regagné le siège de sa charrette et, d’un claquement de fouet, s’était
éloigné sans se retourner dans un nuage de poussière.
Salomon avait décidé d’en faire sa
femme; Liberty Gallister, cela sonnait bien.
Faute de pasteur sur place, l’éleveur
avait fait parvenir une missive au révérend Carson Brown, dont il avait entendu
dire qu’il se trouvait dans une des communautés voisines, et invité les
quelques habitants encore enracinés à cette terre sèche. La plupart n’avaient
pas répondu, occupés qu’ils étaient à empaqueter leurs affaires en vue d’un
départ prochain.
En lisant les noms sur les
faireparts, le cœur du jeune Perry s’était arrêté une première fois. C’est
qu’il connaissait la fille depuis longtemps déjà et qu’il avait pleuré à s’en assécher
les veines quand il avait appris qu’elle partirait. Il la croyait sienne, bien
qu’aucun vœu n’ait jamais été échangé à cet égard, mais elle s’était toujours
laissée bercer par les poèmes maladroits qu’il lui glissait à l’oreiller quand
il lui parlait d’elle. Il vivait le deuil de son départ, donc, et la pensait
déjà loin. Sachant désormais qu’elle allait se marier à quelques enjambées de
Twinn City, il avait décidé, sans trop savoir ce qu’il allait y faire, d’être
le témoin muet et résigné de cette cérémonie où les destins s’uniraient.
Elle l’avait aperçu en marchant vers
l’autel en planches brutes assemblé pour l’occasion et sis entre la maison et
l’écurie. Il prenait place à droite de l’allée que la douzaine d’invités
bordait, dardés par le soleil descendant, et il lui avait jeté un regard qui
signifiait « ne fais pas ça ». Elle lui avait renvoyé le sien, l’air
de dire « je n’y peux rien ».
Le soleil baissait déjà sur l’horizon
lorsque le révérend Brown leur avait demandé d’échanger leurs vœux. Il avait
dit oui. Elle aussi.
Perry s’était éloigné de la fête —
sans pour autant la déserter — et se tenait en retrait tandis que les convives
avides dépeçaient des steaks au fond d’assiettes en fer blanc. Liberty se
bouchait les oreilles et détournait les yeux pour éviter d’entendre le
grincement strident des couteaux et des fourchettes sur le métal et de voir. Le
sang.
Les gens, surtout des hommes
malpropres dont les habits étaient couverts de poussière, s’empiffraient aux
frais de Salomon Gallister, buvaient et riaient, se levaient, levaient leurs
verres à la santé des mariés. Les assiettes vidées, un joueur de banjo avait
entrepris de divertir l’assistance. Tous s’étaient mis à taper du pied.
Tous sauf Liberty Knowles, la mariée.
Sans trop en avoir l’air ou même sans
le savoir, elle s’était détachée du groupe. Avait retrouvé Justice. Il lui
avait demandé « pourquoi tu as fait ça » et elle avait répondu, en
fixant la terre rouge et sèche, qu’elle n’en savait rien, qu’elle n’avait sans
doute pas eu d’autre choix. Des larmes avaient coulé dans les yeux de Justice Perry :
« tu aurais toujours pu rester avec moi ».
Puis, il y avait eu un silence où
même le son du banjo n’arrivait pas à s’immiscer. Déjà, le soleil avait disparu
à l’horizon et l’écurie se découpait en bleu sous les étoiles qui s’allumaient
une à une.
Liberty avait glissé ses doigts dans
la main de Justice et, sans dire un mot, l’avait entraîné derrière elle dans
l’écurie où ils avaient froissé leurs vêtements, leur peau, la paille.
Il faisait déjà noir quand Salomon
Gallister avait fait taire le banjo et avait annoncé qu’il était temps que tous
rentrent chez eux et que lui et sa femme se retirent dans leurs quartiers. Il y
avait eu un silence lourd, un silence à couvrir de neige cette contrée
désertique, quand tout le monde avait réalisé qu’il n’y avait plus aucune trace
de l’épousée.
Dans l’écurie, le silence qui s’était
soudainement installé à l’extérieur avait fait comprendre à Justice et Liberty
qu’il était temps pour eux de remettre leurs vêtements, que leur lune de miel
avait déjà trop duré et qu’ils devaient quitter sans tarder. Quand Justice
Perry avait demandé « pour aller où? », Liberty Knowles avait
répondu : « À la ville, il n’y a nulle part d’autre où aller ».
Ils avaient parcouru à pied sous les
étoiles de cette nuit sans lune le chemin qui les menait vers leur destin. Main
dans la main, mais perdus dans leurs pensées. Sans parler. Mais, quand, au bout
d’un long moment de réflexion, il avait fini par laisser échapper que « c’est
à la ville que Gallister cherchera à te trouver en premier », elle avait
interrompu sa marche, l’instant de poser la main droite sur le cœur de son
amant; et, juste au avant de coller sa bouche sur ses lèvres, elle avait
chuchoté : « si c’est le cas, tu n’auras qu’à l’abattre, mon
amour ». Il avait alors glissé ses doigts tremblants le long de sa hanche
pour vérifier la présence de son Colt, ce six coups qui ne lui avait jamais
servi qu’à tuer des serpents.
Le soleil se levait sur Twinn City
quand vautours et corbeaux avaient entendu raisonner les fers du cheval de
Salomon Gallister dans la ville. Il cheminait à pas lent, sa Winchester sur
l’épaule et scrutait du regard chaque façade à la recherche des traces de
l’épouse dérobée. La poussière accumulée sur les marches en bois gris du saloon
était moins épaisse qu’ailleurs.
Il mit pied à terre.
Il comptait laver dans le sang
l’affront qu’il venait de subir.
Il les trouva, Justice et Liberty,
réfugiés au fond de la salle abandonnée. Droits comme des piquets. Enlacés l’un
à l’autre, terrorisés et tremblants. Immobiles. Perry dégaina. Mais ne tira
pas, incapable de viser tant sa main tremblait. Gallister les mit en joue et s’avança
lentement, son œil fourbe fixé sur eux. Les gonds des portes battantes
couinaient comme un porc qu’on égorge.
Liberty, dans un geste de désespoir, tenta
d’arracher l’arme des mains de Justice. Son geste déclencha la détente du Colt
et un coup fut tiré. En l’air. La balle se logea dans une poutre du plafond. Et
les corps firent un demi-tour.
Gallister sursauta et, à son tour,
fit feu. Son projectile atteignit le dos de Justice Perry, lui fractura deux
côtes et lui arracha ventricule gauche avant de sortir de sa poitrine et de
terminer sa course dans le cœur battant de Liberty Knowles. Les deux amants
furent projetés au mur par la force de l’impact et s’affalèrent, l’un sur
l’autre sur le plancher poussiéreux, leurs mains enlacés autour de la crosse
nacrée du revolver. Les yeux de Justice s’éteignirent dans les prunelles de
Liberty, où il put entrevoir, avant de sombrer pour de bon, la silhouette de
Salomon Gallister derrière le trou fumant de la pointe de son arme.
Le troisième coup retentit et fit
ployer les genoux de Salomon. Le Colt avait cette fois atteint sa cible. Dans
son dernier souffle, Liberty Knowles avait activé la gâchette un peu au hasard
et la balle, comme dirigée par quelque force invisible — la justice ou que
sais-je — avait éclaté le crane de Salomon Gallister dans une pluie de pétales
rosées.
Et ce fut le silence.
Les portes du saloon grinçaient
encore sur leurs gonds. La poussière n’était toujours pas retombée. Trois balles
et une odeur de poudre, c’est tout ce dont il aura suffit pour écrire dans le
sang l’histoire de Salomon, Liberty et Justice. Puis l’oublier.